Argumentaire

Ce colloque entend permettre un débat concernant les effets de la globalisation sur les modes d’émergence de la question sociale à partir de ce que l’on constate à la fois dans les pays de vieille industrialisation et dans ce que l’on appelle « pays émergents ». La définition que l’on peut donner de ces pays se caractérise par une industrialisation récente et rapide qui a provoqué à la fois la constitution d’une classe moyenne éduquée et consommatrice, l’élévation du niveau de vie d’une partie des classes populaires qui jouissent désormais d’une situation qui reste précaire mais dépasse largement le niveau de survie et enfin un mouvement revendicatif structuré auquel les pouvoirs en place sont en capacité de répondre par des politiques sociales qui prennent des formes différentes de celles mises en place dans les pays de vieille industrialisation. Ces pays connaissent en outre un maintien voire une aggravation des inégalités qui provoquent des phénomènes de corruption, de délinquance ou de criminalisation qui peuvent affecter le fonctionnement de l’Etat et provoquer en parallèle des initiatives au sein de la société civile plus apte à réagir que dans les pays développés où l’Etat, fondé sur des bases démocratiques, garde encore assez de capacité d’intervention au profit des citoyens.

 

Problématique

Crise du salariat et redistribution

La généralisation du salariat avec la part croissante du salaire indirect qui a permis de financer la protection sociale d’une grande majorité de la population des pays européens semblait avoir réglé la question sociale. La crise économique apparue à la fin des années 1970 et amplifiée depuis 2008 s’est accompagnée du retour d’une population considérée comme « surnuméraire », ce qui provoque la crise du salariat, désormais incapable de fournir à tous la stabilité économique nécessaire à leur participation sociale. A défaut de pouvoir créer assez d’emplois salariés, il faut recourir à des formes de redistribution qui assurent à chacun le minimum nécessaire à la stabilité et une garantie contre le risque d’exclusion. C’est la fonction des minima sociaux qui ont été mis en place dans la plupart des pays d’Europe. La question qui se pose aujourd’hui est celle des limites de la redistribution dans des économies plombées par les déficits publics et confrontées aux difficultés de faire accepter de nouvelles ponctions fiscales par les couches moyennes elles-mêmes de plus en plus vulnérables.

En dépit de l’attachement de nombre de penseurs et d’acteurs politiques à l’idée d’une solidarité inconditionnelle, les politiques publiques de solidarité s’orientent vers la mise en place de modes de redistribution assorties d’une exigence de contrepartie. Ce faisant, l’Etat accompagne une partie de la population travailleuse pour l’aider à s’adapter à des revenus salariaux faibles et irréguliers et à des carrières professionnelles marquées par l’incertitude. Il semblerait que ce soit là, un moyen adéquat pour faire face aux effets de la crise dans un contexte globalisé. La réussite des économies les plus performantes de l’Union Européenne, réussite discutable si on tient compte de son coût social, s’appuie en partie sur la prolifération d’emplois précaires d’un faible coût pour les entreprises ainsi que sur une grande flexibilité des travailleurs.

 

Du prolétariat au précariat 

Ainsi on assiste à l’émergence d’un « précariat », structurellement marqué par une forte vulnérabilité aux aléas de l’économie qui se substitue au prolétariat des débuts de l’ère industrielle autour duquel avait été pensée la question sociale et à partir de laquelle se sont construits progressivement des systèmes de protection et de solidarité permettant de renforcer la cohésion globale de la société. L’identité de cette nouvelle catégorie serait à questionner, à partir de l’expérience des pays émergents où l’identité de «pauvre » peut apparaître comme relativement valorisante, dans la mesure où la pauvreté peut se distinguer de la misère comme autrefois, le prolétariat se distinguait du sous-prolétariat.

Les économies des pays développées vont ainsi dans le même sens que celles des pays émergents où la croissance s’appuie sur l’existence d’une main d’œuvre peu protégée et contrainte à la mobilité. On peut considérer qu’une nouvelle catégorie sociale se construit à la fois dans les pays postindustriels par un processus d’entrée dans la précarité d’une partie de la population jusque là stable et bien protégée et dans les pays émergents où s’opère un mouvement inverse caractérisé par l’apparition d’une population travailleuse issue des couches pauvres et aspirant à s’organiser et à se protéger. L’entrée dans le développement qui caractérise ces pays s’appuie sur cette nouvelle catégorie sociale de précaires qui ne sont plus pauvres mais restent vulnérables au ralentissement de la croissance. La formation de cette nouvelle catégorie, par un mouvement ascendant au Sud et un mouvement descendant au Nord interroge ainsi la sociologie qui doit s’efforcer d’analyser l’identité du « précariat » et son rapport à l’ensemble de la société et à l’Etat.

 

Etat et société civile

Dans les deux cas, ce « précariat » est au centre de la nouvelle question sociale. C’est cette rencontre entre deux types de société à travers leur rapprochement dans la manière de penser et de traiter la question sociale qui peut faire l’objet d’interrogations fondamentales qui gagneraient à être abordées dans le cadre d’un colloque international réunissant des chercheurs ayant travaillé dans les pays postindustriels et dans des pays émergents. Dans ces derniers pays, le faible investissement de l’Etat dans le champ social a laissé le terrain libre à de nombreuses initiatives prises par des organisations émanant de la société civile.

Dans les pays de vieille industrialisation, on constate plutôt un affaiblissement des modes de représentation de la société civile. L’engagement associatif s’essouffle, les syndicats perdent en capacité de mobilisation et la démocratie participative a du mal à exprimer le point de vue des citoyens de base. Cela s’accompagne, surtout dans les pays les plus touchés par la crise, d’un discrédit de la classe politique dans son ensemble, accusée d’impuissance face à des décideurs économiques de plus en plus internationalisés et de moins en moins sous l’emprise du pouvoir politique.

Dans les pays émergents, l’Etat garde au contraire de fortes capacités d’influence sur l’économie du fait des interactions qu’il entretient avec le milieu entrepreneurial. Que l’on soit dans un contexte de régime autoritaire comme en Chine ou en Russie ou dans un contexte démocratique comme en Inde ou en Amérique latine, l’Etat garde une capacité d’orientation sur l’économie soit par des moyens autoritaires soit en s’appuyant sur la société civile. L’Etat utilise aussi ses possibilités de redistribution pour influer sur le comportement des couches populaires dans une optique de socialisation en conditionnant l’obtention des aides publiques à l’acceptation de comportements en phase avec les normes dominantes.

Un certain nombre de questions transversales pourraient être ainsi abordées à la fois du point de vue sociologique et du point de vue de l’analyse des politiques mises en place autour de la question sociale. Cela permettrait de questionner aussi un certain nombre de concepts devenus centraux dans les débats théoriques autour de la nouvelle question sociale : précarité, vulnérabilité, expression spatiale et sociale des inégalités économiques, « empowerment », « pauvreté heureuse »…

 

Thématiques

Le traitement de ces différentes questions pourrait se décliner selon quatre thématiques principales.

 

A) Histoire comparée de la question sociale et des analyses qu’elle a inspirées dans les pays de vieille industrialisation et dans les pays émergents

Le contexte d’émergence de la question sociale dans les pays industrialisés d’Europe et en Amérique du nord au cours du XIXe siècle a été marqué par la mise en place d’un nouvel ordre social ressenti comme injuste, ce qui a favorisé les risques d’implosion. A partir de là se sont mises en place différentes politiques destinées à éviter ce risque : pratiques de contention de la question sociale  naviguant entre répression et paternalisme patronal, réformisme social, révolution et mise en place d’un ordre nouveau imposant des égalités formelles au détriment des libertés individuelles. L’apparition de la question sociale dans les pays émergents, a été consécutive à la manière dont une partie de la population est passée d’une pauvreté atténuée par les solidarités familiales et communautaires à une précarité génératrice de gains supérieurs mais laissant davantage les individus isolés et face à la nécessité de créer de nouvelles formes de solidarité. Quelles ont été les sources théoriques dans lesquelles on a pu puiser pour penser les formes de la question sociale induites par le développement rapide dans un contexte globalisé ? L’expérience historique des pays anciennement industrialisés a-t-elle été une référence pour ceux qui ont eu à réfléchir sur les mutations sociales et sociétales affectant les pays émergents ?

 

B) L’apparition de catégories plus vulnérables

A l’heure du développement d’une précarité généralisée qui met en cause la stabilité d’une partie du monde ouvrier et même d’une partie des classes moyennes, où se situent ces catégories traditionnellement défavorisées et fragilisées ? Y-a-t-il une féminisation ou une « ethnicisation » de la pauvreté dans les pays européens, en Amérique du nord et au Japon? Dans certains pays émergents, les antagonismes de caste ou d’ethnie plus ou moins politisés ou idéologisés servent à imposer l’acceptation de la précarité par les gens les plus fragiles tout en créant envers eux une hostilité populaire qui les empêche de se révolter. Dans d’autres les catégories vulnérables subissent une forte ségrégation spatiale et leurs quartiers de résidence deviennent un terrain d’affrontement pour le contrôle d’une économie souterraine qui reste la seule source de revenus. Comment limiter la vulnérabilité de ces catégories et leur fournir des possibilités de participation sociale et politique à la construction de l’avenir commun ?

 

C) Modes d’action sociale et politiques de protection

Dans les pays postindustriels, la remise en cause de l’Etat providence, dans ses modalités plus que dans son principe, risque-t-elle d’accentuer les difficultés d’accès aux prestations ou d’élargir le nombre de ceux qui en sont exclus ? L’absence ou la carence des relais dans la société civile ne risque-t-elle pas d’amplifier les situations d’isolement ou de repli provoquées par les difficultés sociales ? Dans les pays émergents, les acteurs de terrain sont à l’œuvre depuis longtemps pour prendre en charge les besoins des populations paupérisées. L’expérience de l’empowerment qui vise à renforcer les capacités d’autonomie des populations précarisées peut-il inspirer les nouveaux modes d’action sociale qui tendent à être mis en place dans certains pays postindustriels ? Les catégories populaires les moins précarisées des pays émergents sont de plus en plus en capacité d’organisation et commencent à exiger une protection sociale. Celle-ci peut-elle s’inspirer de l’expérience des pays postindustriels ?

 

D) Les symptômes d’affaiblissement de la cohésion sociale

La violence est un des symptômes les plus visibles de l’affaiblissement de la cohésion sociale. Les pays postindustriels connaissent à des degrés divers des phénomènes de violence délinquante ou criminelle semblables à ceux qui affectent les pays émergents. La dimension spatiale est présente dans les deux types de contexte. Au-delà de la confrontation des analyses des causes de ces phénomènes dans les deux contextes, il serait intéressant de confronter les expériences menées pour y répondre. La répression ne fait au mieux que déplacer les problèmes et au pire qu’exacerber les tensions entre les habitants des quartiers pauvres et les forces de l’ordre perçues comme des éléments extérieurs au service des seules populations nanties. Les populations des quartiers pauvres ressentent de plus en plus un fort sentiment d’abandon de la part de l’Etat, voire du reste de la société. Comment contrarier cette logique d’exclusion porteuse de risques d’implosion sociale ? Les innovations mises en place dans les pays émergents peuvent-elles inspirer les politiques des pays postindustriels ?

Nous pouvons nous demander quel est le futur du logement social dans le cadre d’une double tendance générale : celle du désengagement de cette question de la part des États de vieille industrialisation depuis les années 1970 (ou encore des États d’Europe centrale et orientale depuis les années 1990) mais aussi celle d’une nouvelle prolifération des espaces et des situations de mal logement et de logement précaire dans ces mêmes États. Notre intention est d’interroger la tendance visant une approche culturelle des questions sociales, sous le nouveau jour de la « diversité culturelle », dans laquelle des politiques culturelles visent à répondre à des questions d’intégration et de cohésion sociale, à encourager la démocratisation et la pacification, comme par exemple dans des quartiers à problèmes caractérisés par la présence d’immigrés ou de groupes minoritaires.

Ces quatre grandes thématiques devraient se décliner à la fois en séances plénières consacrées à la discussion de questions fondamentales et en ateliers consacrés à des aspects plus précis et plus pratiques.

 

Pour le comité d’organisation

Ewa BOGALSKA-MARTIN et Emmanuel MATTEUDI, Chercheurs à PACTE-CNRS UMR 5194

Diego FERNANDEZ VARAS, CREA, Université Lumière - Lyon 2

 

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